« Faire coïncider ses actes et ses valeurs » Dans le mouvement antispéciste – qui récuse la domination exercée par les êtres humains sur les autres animaux –, ce leitmotiv pourrait faire office de maxime. En ce sens, engager une « réforme de soi » pour « se soumettre à une discipline de vie en adéquation avec ses propres convictions » (Traïni, 2019 : 52-53) est un prérequis indispensable à l’engagement dans l’action collective. Autrement dit, pour s’impliquer dans un « agir-ensemble intentionnel, marqué par le projet explicite des protagonistes de se mobiliser de concert » (Neveu, 2019 : 9), les militant·es sont enjoint·es à adopter un mode de vie végan – « engagement à ne pas œuvrer, dans la mesure du possible, à l’assujettissement, aux mauvais traitements et à la mise à mort d’être sensibles » (Giroux & Larue, 2017 : 5). Toutefois, plus qu’un simple prérequis, le processus de transformation des modes de vie individuels est aussi, la plupart du temps, une étape charnière de la carrière militante des antispécistes. En effet, il s’agit du moment où les individus déconstruisent tout le système de normes qui régit leur quotidien, pour tenter d’en recomposer un nouveau – cette fois exempt de toute forme d’exploitation animale. Dans ce contexte, le véganisme a été compris comme un projet préfiguratif, puisque cette forme d’engagement se produit dans les espaces ordinaires de la vie quotidienne (Veron, 2016). Si on comprend la préfiguration comme une tentative d’échapper aux relations de domination pour en pratiquer de nouvelles (Jaster, 2018), le véganisme pourrait effectivement s’inscrire dans la perspective d’un projet antispéciste ayant une portée alternative de long terme, tout en passant par une exemplarité immédiate des pratiques. Cette proposition de communication viendra donc interroger la teneur plus ou moins préfigurative que les acteur·rices du mouvement antispécistes accordent au véganisme. Comment le conçoivent-ils·elles en fonction de leurs propriétés sociales et de leur positionnement dans l’espace du mouvement ? Jusqu’où cette ligne de conduite participe-t-elle à modeler les pratiques ordinaires ? Enfin, l’articulent-ils·elles à un projet plus large de renversement des systèmes de domination ? Comme le mouvement s’est historiquement inscrit dans une perspective de « légitimation stratégique » visant à « se rattacher à une tradition contestataire pour construire et valider son identité » (Dubreuil, 2013 : 76), comment les militant·es imbriquent-ils les approches véganistes (reposant principalement sur une logique de boycott/buycott) avec des approches plus critiques de l’économie de marché ? En nous appuyant sur une enquête menée dans le cadre d’une thèse, nous tenterons d’éclairer ces questionnements. Pour cela, nous prendrons appui sur le matériau tiré d’une enquête ethnographique menée dans les mouvements antispécistes en France et au Québec, ainsi que sur un corpus composé d’une centaine d’entretiens conduits auprès de différents types d’acteur·rices.