Dans sa Théorie du tube de dentifrice , Peter Singer – figure tutélaire du mouvement antispéciste – regrettait que l’ouvrage Animals, Men and Morals publié en 1971 en Grande-Bretagne trouve peu d’écho dans le débat public. D’après lui, les médias devaient considérer que ce sujet n’intéresserait que « les vieilles filles vivant avec des chats » (Singer, 2018 : 107), ce qui expliquerait leur manque d’intérêt général pour la question animale. Or, ce stigmate est loin d’être anodin. Il renvoie à un « trope culturel genré » qui tend à illustrer la féminisation de la préoccupation pour les relations homme-animal (Probyn-Rapsey, 2019 : 175). Cette préoccupation est effectivement particulièrement associée à ce qui relève du féminin. Pourtant, les mouvements plus contemporains – parmi lesquels figurent l’antispécisme – questionnent les constats tirés à partir de mobilisations plus sectorielles (Carrié, Doré & Michalon, 2023) en faveur des animaux. Alors, quelle esquisse de sociologie est-il possible de tracer en ce qui concerne le mouvement antispéciste ? Autrement dit, la cause est-elle plus peuplée par les femmes ? Existe-t-il des mécanismes de captation genrés de certains répertoires d’action (Tilly, 1986), registres émotionnels (Traïni, 2017) ou dispositifs de sensibilisation (Traïni, 2011), et ce parce qu’ils bénéficient d’une plus forte valeur sociale ajoutée (Kergoat, 2005) ? Dans cette même idée, les discours qui font le plus recours aux émotions sont-ils évincés au profit d’approches plus rationnelles ? D’ailleurs, quelles sont les motivations qu’invoquent les acteur·rice·s lorsqu’ils justifient leur choix de s’engager en faveur des animaux ? Peut-on y déceler des mécanismes genrés qui reconduisent des dominations au sein du mouvement ? En prenant appui sur un travail d’enquête ethnographique mené depuis décembre 2021 en France et au Québec, ainsi que sur un corpus composé d’une centaine d’entretiens conduits auprès d’acteur·rice·s du mouvement antispéciste, cette communication tentera d’apporter des éléments de réponse à l’ensemble de ces questionnements. D’abord, la communication reviendra brièvement sur la structuration du mouvement à l’aune du genre. Le processus historique de définition de la cause animale par des hommes puis celui de remplacement de ces acteurs par une « écrasante majorité de femmes » (Michalon, 2013) seront évoqués. Puis, après être revenue sur les fondements du mouvement antispéciste, elle tentera d’exposer des éléments qui permettent de dresser un tableau sociologique des acteurs et des actrices du mouvement. Surtout, il reviendra sur certains aspects genrés qui semblent structurer la cause, en dépit des aspirations antisexistes sur lesquelles elle se fonde.