Les pionniers du développement de la bombe atomique aux États-Unis ont notoirement négligé le problème des déchets nucléaires. Mais autour de la bombe et de la commission de l'énergie atomique (Atomic Energy Commission, AEC), pendant et après la Seconde Guerre mondiale, un complexe foncier s'est constitué qui a associé État fédéral, industrie et recherche autour de mines, de laboratoires, et de zones d'essai, mais aussi de zones de stockage de matériels irradiés et de sous-produits des réactions nucléaires. Territoire secret du test, cet archipel de zones interdites a aussi été, dès l'origine, un territoire du déchet. La gestion de ce territoire n'a pas seulement impliqué des opérations de contrôle concrètes et immédiates. Compte tenu de la temporalité extraordinairement longue des déchets radioactifs, elle a également requis un effort institutionnel d'imagination de l'avenir à très long terme -une véritable futurologie, dont les conditions et les conséquences méritent d'être explorées.

À partir de la fin des années 1960, experts comme activistes révèlent plusieurs cas de fuites ou de rejets sauvages dans les océans. Ces lanceurs d'alerte peuvent bientôt compter sur le rôle régulateur d'une institution chargée de défendre, depuis l'intérieur de l'appareil étatique, les citoyens américains contre les risques liés aux pollutions : l'agence de protection environnementale (Environmental Protection Agency, EPA). En 1974, l'AEC elle-même, contestée notamment pour son absence de transparence sur les problèmes de contamination, est dissoute. À partir de 1977, ce sont finalement trois agences et départements qui sont chargés de coordonner la réponse fédérale au problème des déchets nucléaires : l'EPA, le ministère de l'Énergie (Department of Energy, DOE), et la commission de régulation du nucléaire (Nuclear Regulatory Commission, NRC). Leurs interactions se focalisent bientôt sur l'enterrement des déchets dans des couches géologiques profondes. Il a fallu attendre 1976 pour qu'émerge au ministère de l'Énergie un programme dédié à cette fin 1 . Mais la recherche de sites a en réalité commencé dès 1956 (Walker 2009 : 20).

Longtemps les problèmes de localisation de sites d'enfouissement ont été prioritairement envisagés sous l'angle de la radiométrie, de l'ingénierie et des sciences de la terre. Mais au mitan des années 1970, de nouvelles questions surgissent : ne faut-il pas tenir compte de la possibilité d'une action humaine compromettant involontairement l'intégrité de ces sites (human intrusion) ? La probabilité de ces intrusions ne serait-elle pas accrue par la durée même du confinement nécessaire des déchets, qui empêcherait l'Étatmoins durable que ces derniers -d'en interdire une fois pour toutes l'accès 2 ? Ce qui était jusque-là envisagé comme un problème technique engage dès lors une réflexion sur la manière dont l'État peut prendre en compte le temps très long des